Par Ordonnance du 13 février 1833, Louis Philippe, Roi des Français, autorise la construction d’un passerelle suspendue sur le rivière le Guindy :
Article 2 :
Il sera pourvu aux frais de construction et d’entretien de cette passerelle au moyen de la perception d’un péage qui sera concédé par adjudication publique
Article 4 :
Il sera perçu un droit de péage d’après le tarif suivant :
- Pour chaque personne chargée ou non chargée, 3 centimes
- Cheval ou mulet avec son cavalier, valise comprise, 8 centimes
- Âne ou ânesse chargé, 4 centimes
- Cheval, mulet, bœuf, vache ou âne employé au transport des engrais et à la rentrée des récoltes ou allant au pâturages, 3 centimes
- Mouton, brebis, bouc, chèvre, cochon de lait, et chaque paire d’oies ou de dindons, 2 centimes
Un cahier des charges imposé pour l’exécution des travaux est établi et Louis François Ozou, associé à la veuve Barthélémy Desjars et fils, négociant à Guingamp, concessionnaires, lancent les travaux. Qui en est le constructeur ? Peut-être le précurseur des ponts suspendus à fil de fer, l'ardéchois Marc Seguin, petit-neveu des frères Montgolfier et fondateur de nombreuses entreprises avec ses frères.
En 1849, les concessions des ponts de Tréguier (avec le pont Canada) sont vendues par licitation à messieurs de Gomincourt, inspecteur des Douanes à Tréguier et Hovius, négociant à Saint Malo.
Les problèmes d’accès, d'abord de l'élargissement des voies d'accès, font l’objet de procédures en particulier avec le sieur de La Baronnais. Côté Tréguier, où l’accès longe le Guindy par un chemin étroit et scabreux, décision est prise de transiter par les propriétés en amont, tracé devenu l’actuelle impasse Saint François.
Dès 1867, le Conseil Municipal de Tréguier réclame au Conseil Général la suppression du péage, qui sera effective le 1er février 1873 par le rachat des deux ponts pour 195 000 francs par le Conseil Général.
Un premier pont en bois est construit au Pont Noir en 1889, 500 mètres en aval, rapidement remplacé en 1893 par un pont en fer. Dès lors se pose la question de la pérennité de la passerelle. Le 21 septembre 1904, le sous-préfet demande l'avis du maire de Tréguier sur la suppression du passage sur la passerelle. La réaction est immédiate, avec une pétition des commerçants et habitants pour le maintien : « La suppression aurait le désavantage de transformer la petite rue Saint François en un affreux cul de sac […]. Ce coin isolé redeviendrait un endroit mal famé, à vrai dire un coupe-gorge ». Il faut noter que la rue Saint François était restée très commerçante, la population de Plouguiel et des alentours ayant gardé l’habitude de cheminer par la passerelle pour accéder à Tréguier. Même les lavandières de Tréguier pétitionnent : leur lavoir rive droite du Guindy est exposé au nord, et « elles demandent le maintien pour la facilité qui leur est donnée de faire sécher leur linge et offrent au besoin la couverture inutile de leur lavoir pour arranger le tablier du pont. » De l'autre côté de la passerelle, la lande de Plouguiel est plus au soleil !
La passerelle reste en place et les travaux d’entretien sont partagés entre les communes de Plouguiel et Tréguier. Le 28 avril 1908, un rapport du conducteur-voyer fait état de l’étroitesse des puits de visite aux ancrages des câbles : 40 cm par 40 cm, difficile pour un homme de descendre à 4 mètres de profondeur.
Profitant de la présence de l’entreprise Coignet en charge de la construction du Pont Canada actuel, un marché de gré à gré est passé le 16 juillet 1954 pour la démolition et la reconstruction de la passerelle.
En septembre 1972, l’entreprise Baudin-Châteauneuf, qui répare le pont de Lézardrieux, propose ses services pour le remplacement des suspensions, suspentes, étriers, tablier, entretoise et contreventements avec peintures. En 1991, cette même entreprise modifie quelques attaches de suspentes, étonnamment jamais protégées par une peinture !
En janvier 2004, une inspection détaillée par le laboratoire Régional des Ponts et Chaussées met en évidence de nombreux désordres qui obligent à la fermeture.
Orphelins de leur passerelle, ouvrage patrimonial emblématique de leur quotidien, les Trégorrois sont inquiets. Après maintes tergiversions sur la propriété de l’ouvrage, délaissé par le Conseil Général depuis 1890, les communes de Plouguiel et Tréguier se lancent dans la réfection totale de la passerelle. Le marché est passé en 2012 avec l’entreprise Freyssinet pour un montant de 560 000 euros. Des municipalités habituées à s’ignorer vont faire connaissance et œuvrer pour l‘aboutissement de ce projet, et l’enthousiasme populaire est tel que presque 100.000 euros de dons abondent au financement. Le 25 mai 2013 est inaugurée cette nouvelle passerelle, qui témoignera pour plusieurs décennies du lien patrimonial et affectif qui unit les deux rives par-dessus le Guindy. Piétonne depuis 140 ans, elle est un passage symbolique du GR 34 qui suit le littoral et est aussi partie intégrante du sentier européen n° 5 qui mène de la Pointe du Raz à Venise.
(Michel Le Hénaff, association Océanide, 2019).
Chargé d'études d'Inventaire du patrimoine à la Région Bretagne.