François Marie LUZEL, Veillées bretonnes, Moeurs, chants, contes et récits populaires des bretons armoricains, Morlaix, 1879.
"Tout ce que contiennent les cinq veillées dont se compose ce volume, - contes et chants populaires, histoires de revenants et autres récits, - je l´ai entendu conter ou chanter, au foyer des veillées du manoir paternel de Keranborn, en Plouaret, et du manoir de Coat-Tugdual, près de Goarec, en Cornouaille, où fui passé tout un hiver.
Je me suis efforcé de reproduire fidèlement les chants, les récits et les conversations du soir de nos laboureurs et artisans trécorois et cornouaillais, et si j´y interviens parfois, sous le nom de Francès, je reste, autant que possible, dans le cadre et le ton de la situation".
[...]
DEUXIÈME VEILLÉE
"Pipi Ar Morvan et les Lutins de Rune-Riou"
"Je demeurais alors à Rune-Riou, une maison où j´aurais voulu vous voir pendant huit jours seulement, Ann Drane, pour éprouver un peu votre courage et votre incrédulité. Une nuit, je revenais de Kerarborn, où je m´étais attardé à jouer aux cartes. Après avoir passé le moulin du Pont-Meur, j´entrai dans le petit taillis qui, comme tu le sais, Ewenn, et toi aussi, Francès, est à l´extrémité levant de la prairie dont l´extrémité opposée touche aux bâtiments de Rune-Riou. Un sentier étroit traversait ce petit taillis, et j´y avais à peine fait quelques pas, qu´une voix nette et intelligible cria assez près de moi :
- Pipi !
- comme chacun de vous pourrait le dire là, auprès du feu. Je me retournai du côté d´où venait la voix, et je dis sur le même ton, et avec assurance :
- Quoi ! Qui m´appelle ? Mais, pas de réponse, et j´eus beau regarder de tous côtés, je ne vis personne. Je ne m´en inquiétai pas davantage, et je continuai ma route. Mais, bientôt la même voix dit encore, et plus près de moi :
- Pipi !
- Eh ! quoi donc, mille diables ! Que me veux-tu ? Pas de réponse encore.
- L´imbécile qui est là et qui cherche à me faire peur, perd sa peine, et ferait bien de répondre et de se montrer, autrement, je pourrais bien l´aller chercher, et alors, il s´en repentirait ! dis-je, d´un ton menaçant. Rien ne répondait ni ne se montrait toujours, et je me remis à marcher, d´assez mauvaise humeur.
- Pipi ! - cria-t-on une troisième fois, plus fort et plus près de moi. J´étais en colère ; je coupai un fort bâton dans un buisson de coudrier, et je me mis à battre le bois en tous sens, en jurant et en maugréant : - Montre-toi donc, poltron ! lâche ! malheur à toi, si je te trouve ! Mais, je ne trouvai rien, et je m´en allai, furieux, toujours maugréant et jurant. J´étais sorti du taillis, et je continuais de suivre le sentier, à travers la prairie ; je n´avais plus autour de moi ni buissons, ni arbres, ni quoi que ce soit où quelqu´un pût se cacher. Tout à coup, on fit à mon oreille : hem ! comme si quelqu´un était sur mes talons, ou contre mon épaule. Je me retournai vivement, prêt à jouer de mon bâton. Mais, à ma grande surprise, je ne vis toujours personne, rien ! - Alors, je commençai d´avoir peur, et j´accélérai le pas. Un peu plus loin, un second hem ! se fit entendre, comme un coup de canon. Et je ne voyais toujours rien. Ma peur alla alors croissant et je ne savais plus comment j´avançais ; il me semblait que mes pieds ne touchaient plus la terre. Quand j´arrivai à l´extrémité de la prairie, au moment où je posais la main sur l´échalier, pour le franchir, il me sembla qu´une autre main, une main invisible, s´y posait en même temps que la mienne, mais si forte et si lourde, que je crus que tout allait disparaître sous terre, l´échalier, les deux piliers de granit et moi avec. Je ne sais comment j´arrivai jusqu´à mon lit ; mais le lendemain matin, je m´y retrouvai tout habillé et avec une bonne fièvre.
Hé ! bien, tout cela est naturel, n´est-ce pas, Ann Drane, n´est-ce pas, Ewenn, et s´explique le plus facilement du monde ?
- Je crois pouvoir affirmer, répondit Ewenn, que maître Pipi n´avait pas joué aux cartes, à Kerarborn, pendant une grande partie de la nuit, sans boire passablement de cidre et de vin, quelque peu de cognac ou de rhum aussi, sans doute, si bien que sa tête était échauffée, que son imagination fermentait, et son oreille tintait et prêtait des voix mystérieuses, des imprécations terribles, aux arbres, aux buissons et aux moindres roseaux agités par le vent.
- Voilà ! voilà ! reprit Pipi ; toujours la même explication, qui n´explique rien : vous aviez bu abondamment, votre imagination travaillait (toujours l´imagination), vos yeux voyaient trouble et prenaient pour des fantômes et des géants les troncs d´arbres et les rochers ; vos oreilles tintaient et interprétaient à leur gré le bruit du vent dans les arbres, etc., etc.. et toujours, toujours la même chose ! Mais, tonnerre de Brest ! allez conter cela à d´autres ; je ne suis peut-être pas un enfant à avoir peur de son ombre, et quand je dis avoir vu ou entendu une chose, je l´ai vue ou entendue, et non rêvée. Vraiment ces esprits forts qui, tirant vanité de leur incrédulité, pensent avoir seuls le privilège de la bravoure, et s´imaginent qu´ils n´y a qu´eux pour avoir de bons yeux, de bonnes oreilles et des sens infaillibles et surtout une imagination toujours sûre, calme et froide, sont impatientants. Ah ! que je voudrais donc les voir à l´épreuve ! Moi aussi, j´ai été un peu comme cela ; mais, on change, avec l´expérience et le temps.
Et puisque je suis sur ce chapitre, écoutez encore ; vous verrez qu´ils m´expliqueront aussi ce que je vais dire ; mais toujours par les mêmes mots : imagination, sens troublés, fièvre, etc...
C´était encore à Rune-Riou. Pendant que j´ai habité cette maison, j´ai eu tout le temps de faire connaissance et de me familiariser avec les lutins et autres habitants du monde surnaturel. Toi, Katel, tu as déjà entendu, et plus d´une fois, conter ces histoires des lutins de Rune-Riou, soit à moi, soit à ma soeur ou à d´autres, et Ewenn aussi.
- Oui, certainement, répondit Katel, et il n´est pas un ancien domestique de Rune-Riou qui n´ait long à conter là-dessus. Ainsi m´a-t-on assuré que, même en plein jour, on y entendait remuer les marmites, la vaisselle, et cependant on ne voyait jamais rien. J´ai aussi entendu dire à ta soeur que, pendant l´été, après souper, on se réunissait souvent dans l´aire à battre ou dans le jardin, pour causer et jouer à différents jeux, et personne, alors, ne restait dans la maison ; et cependant, on y entendait très-distinctement marcher, remuer les objets, causer et rire, comme s´il y avait eu une douzaine de personnes. L´ancienne maison a été démolie, une autre a été bâtie sur l´emplacement, mais il paraît que les lutins ont délogé.
- Tout cela est parfaitement vrai, reprit Pipi. Mais voici ce que je voulais vous raconter.
Pendant le carnaval, le mardi gras, je crois, de je ne sais plus quelle année, ma soeur, mon frère et tous les domestiques étaient allés souper chez ma mère, à Guergarellou. J´étais resté seul à la maison. J´avais allumé un grand feu dans la cuisine, puis j´avais pris un livre, la tragédie bretonne de Sainte-Triphine, ma foi ! et je lisais tranquillement, assis dans le grand fauteuil de chêne de mon grand père. Au bout de quelque temps, j´entendis remuer au bas de la cuisine, et des bruits métalliques comme si quelqu´un changeait de place aux marmites et aux chaudrons. Je crus d´abord que c´étaient les chats qui faisaient ce bruit. Impatienté de voir qu´il continuait, j´allai voir ; mais, il n´y avait ni chien ni chat par là. Je revins à mon fauteuil près du feu, et repris ma lecture. Mais, voilà en haut, dans le grenier, un vacarme de tous les diables, comme un tas de planches qui s´écroulerait bruyamment. Il y avait quelques jours que j´y avais monté et entassé en piles plusieurs douzaines de rais non encore dégrossis et destinés à garnir les roues d´une nouvelle charrette.
- Allons ! me dis-je, voilà mes rais qui viennent de s´écrouler. Et je pris ma lumière et montai au grenier. Grand fut mon étonnement, après un pareil tintamarre, de voir que mes rais étaient à leur place, et que rien ne paraissait avoir bougé, dans le grenier. Je regardai, à l´aide de ma lumière, et visitai tous les coins, et criai : - "Y a-t-il quelqu´un là ? Qu´il parle, je ne lui ferai pas de mal. - Je ne vis rien, personne ne souffla mot. Allons ! me dis-je, c´est le lutin qui fait ses farces. N´importe, nous verrons peut-être bien le bout de son museau, et nous saurons alors lequel de nous deux aura peur de l´autre. - Et je restai là, blotti dans un coin, bien une demi-heure et la chandelle éteinte.
Mais, rien ne bougea, pendant tout ce temps, de sorte que je descendis, et me mis à tisonner mon feu et à fumer, attendant bravement que mon compagnon voulut bien venir causer et boire un verre de cidre avec moi. Mais non, il ne voulut point approcher, mais il continua ses malices. Voilà qu´on déplace et traîne la grande table, dans la chambre, au dessus de moi ; puis, toutes les assiettes, tous les verres, les plats du buffet sont jetés sur le plancher, et brisés en mille morceaux ! je prends une trique et je monte en toute hâte, m´attendant à trouver la chambre jonchée de débris. Mais non, rien ! La table était à sa place, et dans le buffet, rien n´avait bougé. Oh ! j´étais furieux, et avec mon bâton, je frappais le plancher et la table, et je jurais, et je criais : - "N´importe qui est là, homme, lutin ou diable, qu´il se montre ou qu´il parle, au moins, s´il ne veut pas se montrer ; qu´il dise ce qu´il veut, et nous verrons, car il y a ici un gars qui n´a pas peur, et qui lui parlera en face. Hé ! bien donc, poltron ! lâche ! tu ne te montreras pas ?
Et je criais et je jurais plus fort, et ne savais guère ce que je disais. Mais, rien ne se montrait, rien ne répondait, et je descendis, en maugréant et en jurant de belle sorte.
Puis, je me calmai un peu ; je craignis d´être allé trop loin, d´en avoir trop dit, et je commençai d´avoir peur. Je repassai dans ma mémoire tout ce que j´avais entendu raconter de ces génies malicieux et méchants, bons et serviables tour à tour. Je me rappelai l´aventure de Guyon Mab-Maho, cet homme d´une force prodigieuse, un véritable Hercule, qui emportait les premiers prix dans toutes les luttes et aux pardons, battait tout le mondée, quand il avait bu quelques chopines de trop. Il était charretier au vieux manoir de Guernaham, en Plouaret. De tout temps le manoir de Guernaham avait été en possession de son lutin familier, qui avait soin des chevaux, qui les peignait, les brossait, les lavait, renouvelait leur litière, ne les laissait jamais manquer de foin et de paille fraîche ; enfin, le domestique n´avait presque rien à faire. Aussi, dans tout le pays, on n´eût pas trouvé un attelage comme celui de Guernaham, des chevaux aussi propres, aussi gras, aussi luisants. Un soir, que Guyon arrivait du pardon de Lanvellec, ayant bu plus que de raison, il se mit à appeler le lutin à grands cris, à l´injurier et à le défier à la lutte. On n´a jamais bien su ce qui se passa ; toujours est-il que le lendemain, Guyon Mab-Maho était sur le flanc, rompu, brisé et pouvant à peine se retourner dans son lit. A tout moment, il croyait entendre le ricanement terrible du lutin, qui le faisait trembler et frissonner comme un enfant. Depuis ce jour, il ne fit que dépérir, et autant je l´avais connu brillant et fort, autant je le vis faible, amaigri et chancelant sur ses jambes. Les chevaux aussi portèrent la peine de la faute de leur conducteur, et bientôt ces fiers et superbes animaux ne furent plus que de misérables rosses.
Et puis Barbaïc Loho, vous savez bien ce qui lui arriva, à Kerarborn ?
- Oui, dit Katel, la pauvre Barbaïc ! Elle est maintenant bien vieille, bien cassée, bien misérable. La dernière fois que j´allai à Plouaret, je la vis qui ramassait quelques branches de bois mort que le vent avait fait tomber des arbres, dans le bois de Kerarborn. J´eus bien de la peine à la reconnaître ; sa vue me causa une grande tristesse, et je me dis presqu´involontairement :
- Pauvre femme ! - ton corps fléchit sous la douleur, Passe donc, et t´en va dans un monde meilleur ! -
- Mais il faut nous dire un mot de l´histoire de Barbaïc, à nous autres qui ne la connaissons pas, dit le vieux Fanch Ar Floc´h. Car moi aussi j´ai eu affaire aux lutins, et je sais qu´ils n´aiment pas à être contrariés.
- Eh ! bien, reprit Katel, Barbaïc Loho était servante à Kerarborn, en Plouaret. Elle était jeune, alors, rieuse et espiègle. Kerarborn avait aussi son lutin familier, qui avait soin des vaches ; - aussi, donnaient-elles toujours, en abondance, un lait délicieux, riche en crême et en beurre. Le lutin de Kerarborn ne s´occupait pas des chevaux, et ne voulait Être agréable qu´aux femmes. La nuit, il balayait la cuisine, lavait les marmites, écurait et fourbissait les casserolles, les bassins de cuivre jaune, frottait les meubles, les armoires, les buffets, les vieux bahuts de chêne sculpté, de sorte que c´était plaisir de voir la cuisine de la vieille Marc´harit, qui y précéda Barbaïc. Tout était d´une admirable propreté, tout brillait et reluisait, et l´on pouvait se mirer partout. Il faisait beau être cuisinière à Kerarborn ! Aussi, quand Marc´harit allait se coucher, elle avait soin qu´il y eût toujours une bonne braise au foyer, l´hiver ; elle plaçait au coin de l´âtre un galet arrondi et poli par les flots de la mer, et qui avait assez la forme d´une citrouille, et de son lit, elle voyait son lutin chéri qui venait s´y asseoir et se chauffer, jusqu´au chant du coq, quand sa besogne était faite, en écoutant les chansons de son ami le grillon. Il avait tout au plus un pied de haut et jamais Marc´harit n´avait pu voir son visage, qui disparaissait sous un chapeau à larges bords, comme on en porte dans une partie de la Cornouaille. On était habitué au bon lutin, et on ne s´en effrayait point, car il n´avait jamais fait de mal à personne.
Un jour, la vieille Marc´harit mourut, et la jeune Barbaïc recueillit sa succession si enviée, comme cuisinière du manoir. Elle en était toute heureuse et toute fière. Tout alla on ne peut mieux, dans les premiers temps. Le lutin était bien aise et bien heureux d´épargner la peine et le plus grossier du travail à la belle et rieuse Barbaïc, et il se réjouissait de l´entendre chanter et rire, tout le long du jour, au lieu que la vieille Marc´harit grognait et bougonnait souvent. Mais Barbaïc, qui rêvait sans cesse à quelque malice ou espièglerie, eût un jour l´idée de vouloir rire aux dépens de son ami le lutin. Hélas ! ce fut pour son malheur !
Une nuit, avant de se coucher, elle chauffa au feu le galet, puis le mit à la place ordinaire, et, de son lit, elle guetta avec impatience l´arrivée du lutin. Il vint, comme d´habitude, et alla, sans défiance aucune, s´asseoir à sa place accoutumée. Mais, aussitôt il se releva, en poussant un cri, un cri épouvantable qui ébranla toute la maison, puis, il s´enfuit, en se grattant les fesses, et renversant tout sur son passage. Barbaïc eût peur, reconnut qu´elle avait commis une faute grave, et s´en repentit. Mais hélas ! il était trop tard ! Depuis ce jour, tout alla on ne peut plus mal pour elle. Les vaches devinrent maigres et décharnées, ne donnèrent presque plus de lait, et le peu qu´elles en donnaient aigrissait sur le champ. Dans la cuisine, ce fut un désordre et une malpropreté inconcevables. La pauvre fille avait perdu toute sa gaîté, et elle avait la main si malheureuse, qu´elle ne pouvait plus toucher à un pot, à une assiette, sans les laisser tomber sur les dalles de la cuisine, et les voir voler en éclats ; - et alors, un rire terrible, effrayant, retentissait à ses oreilles. La cuisine aussi était devenue détestable : la soupe et la bouillie étaient toujours trop douces ou trop salées, les crêpes brûlées, les viandes pas assez cuites ; les domestiques se plaignaient constamment de leur nourriture, si bien qu´on congédia Barbaïc. Elle trouva facilement à se placer ailleurs ; mais le malheur la suivit partout, et bientôt personne ne voulut plus d´elle. Alors, la pauvre fille se laissa aller au désespoir, n´eût plus de courage à rien et bientôt on la vit réduite à mendier de porte eu porte, vieille à trente ans, et courbée sous la malédiction du lutin qu´elle avait offensé.
- Oui, oui, dit Ar Floc´h koz, il ne faut jamais plaisanter avec les esprits, ni chercher à leur faire de mal surtout, car ils se vengent toujours, et notre force et toutes nos malices, ils s´en moquent bien. Qui était plus fort et plus malin que Malo Kerlouarn ? et cependant...
- Mais, Fanch koz, laissez donc Pipi finir son histoire, qui est restée en route...
- C´est toujours ainsi, dit Pipi ; quand on vous prie de parler, vous n´avez rien à dire dire ; puis, dès que quelqu´un veut conter quelque chose, vous l´interrompez à tout moment et fourrez deux, trois histoires dans la sienne, de sorte que, quand il veut reprendre, il ne sait plus où il en était.
- Vous en étiez Pipi, dit Gorvel, au moment où la peur vous prit, après avoir injurié et défié le lutin de Rune-Riou.
- Oui : eh ! bien, ces histoires de vengeance de lutins que je me rappelais, et d´autres encore, aussi peu propres à me rassurer, se succédaient dans ma mémoire, et peu à peu une telle frayeur s´empara de moi, que j´allai me coucher. Je fus à peine dans mon lit, que j´entendis qu´on s´emparait du ribot. Et le bruit de recommencer, et un charivari de tous les diables ! On faisait mine de riboter du lait, pendant quelque temps, puis, on roulait le ribot d´un bout à l´autre de la maison, puis, on le montait dans l´escalier, et on le faisait dégringoler du haut en bas, sur les marches. Il fallait entendre tout cela ! c´était un sabbat, vous dis-je !
Enfin, on frappa à la porte de la maison. C´étaient mes frères, ma soeur et les domestiques qui revenaient de Guergarellou. Je m´étais enveloppé par dessus la tête dans mes draps, et je ne bougeai pas. On frappa une seconde fois, et on m´appela. Certain, alors, que ce n´était plus le lutin, toute ma peur s´évanouit, comme par enchantement, je m´habillai à la hâte, et j´allai ouvrir.
- Eh ! bien, me dirent-ils, tu étais donc couché, que tu nous as fait attendre si longtemps à la porte ? Sais-tu qu´il ne fait pas chaud ?
- Ma foi ! oui, je m´étais couché ; c´est si ennuyeux d´être seul, et vous tardiez tant à arriver !
- Et le lutin, l´as-tu entendu ?
- Le lutin ? Allons donc ! Est-ce qu´il y a des lutins ? Contes de vieilles femmes que tout cela ! Je ne voulais rien dire devant ma soeur et mon jeune frère, qui n´auraient pas osé rester plus longtemps dans cette maison, et qui n´auraient rêvé que lutins, à la moindre souris qui aurait trotté, la nuit. Et puis aussi, alors, je me défendais bien de croire aux lutins et aux apparitions.
On se coucha tranquillement, et rien ne vint plus troubler notre sommeil, pour cette nuit.
Voilà ce qui m´est arrivé, à moi qui suis ici à vous le raconter, non d´après le récit de tel ou tel, mais pour l´avoir entendu moi-même, n´étant ni ivre, ni endormi. Eh ! bien, Ewenn, eh ! bien, Ann Drane, vous avez dit qu´en pareil cas, il ne faut jamais avoir peur, ni fuir, mais qu´on doit, au contraire, aller droit au but, s´avancer hardiment vers le fantôme ou le bruit, et ne pas s´en aller avant d´en avoir la raison. Et qu´eussiez-vous fait, à ma place ? Voyons, dites. Me suis-je montré trop peureux ? N´ai-je pas battu le taillis en tous sens, sans trouver personne ? N´ai-je pas défié et injurié le lutin lui-même, ou le diable peut-être, qui sait ? Que pouvais-je faire de plus, et comment agir avec un ennemi invisible et insaisissable ?
- J´avoue, dit Ewenn, que tu as montré du courage et du sang-froid, selon ton habitude, bien que tu aies toujours fini par avoir peur : mais, dans ces deux circonstances, tu dis avoir beaucoup entendu de bruit et de vacarme, sans avoir rien vu, de sorte que...
- Oui, oui, je comprends ; toujours la même histoire : de sorte que c´est mon imagination qui a tout fait, que le sens de l´ouïe était troublé, ou à lui seul valait tous les autres, etc.. Mais, que direz-vous si, plusieurs personnes étant ensemble, elles voient et entendent les mêmes choses extraordinaires ? Direz-vous que toutes, au même moment, ont les mêmes sens troublés ou surexcités, de manière à avoir les mêmes perceptions et à recevoir les mêmes impressions surnaturelles ? Tenez, s´il n´était pas si tard, je vous conterais quelque chose, une aventure qui m´est encore personnelle, et où j´ai vu et entendu, et qui vous paraîtrait peut-être plus concluante...".
(p. 69-80).
Chargé d'études d'Inventaire du patrimoine à la Région Bretagne.