L'intérêt majeur du manoir de Kerandraou à Troguéry dans le contexte patrimonial breton est dû à la conjonction dans cet édifice de trois facteurs :
- Originalité et subtilité de sa distribution, dans le cadre de la famille typologique des logis-portes.
- Datation relativement haute par rapport au corpus des logis seigneuriaux bretons conservés (vers 1410-20), qualité de la mise en oeuvre et style trégorois fortement marqué (baies à trilobes évidés).
- Degré d'authenticité très élevé : élévations, structure, charpente, la totalité des cheminées, niches et armoires murales et quelques éléments de menuiserie d'origine. Edifice "fossilisé" à peu de choses près dans son état du XVe siècle.
Le passage traversant le logis sépare le rez-de-chaussée en deux zones indépendantes. L'une, à droite, directement accessible depuis la cour comprend une salle basse chauffée d'une cheminée, ouvrant dans le pignon sur des latrines. Cette pièce, isolée du reste du logis devait héberger le métayer "exempt", dont la présence est signalée au manoir lors des enquêtes de réformation du XVe siècle. L'autre salle basse à gauche, associée à la tour d'escalier, est également accessible depuis la cour par une porte en tiers-point. Près de la tour, un petit jour éclaire un sas d'accès à cette dernière, tandis que sous le passage d'entrée une porte, murée permettait l'accès direct à l'étage sans passer par cette salle.
L'élément marquant et original de l'étage est la présence au dessus du porche d'une chapelle domestique, intégrée dans la distribution entre la salle à gauche et la chambre seigneuriale à droite. Cette disposition remarquable transpose dans une demeure de dimensions moyennes un usage habituellement réservé aux logis princiers ou à ceux de nobles de haut lignage. L'autel disparu devait être en bois, mais la crédence liturgique est conservée et surtout le sacraire fermé par son vantail d'origine à ais jointifs maintenus par des pentures de fer terminées en fleurs de lis.
Autre originalité, la forme irrégulière des corps de latrines plaqués contre les pignons, de même que les jours flanquants percés à angle droit, sont adaptés au passage du chemin sur lequel ouvre le logis. Au-dessus des latrines de l'étage, un niveau entresolé dont l'accès est encore inconnu est percé des mêmes jours. cette disposition étonnante se retrouve bien au-dessus des garde-robes de la Roche-jagu à Ploezal que dans le manoir de Launay-Bazoin à sainte-Anne-sur-Vilaine. Cet aspect défensif non négligeable est confirmé par un système de grilles saillantes qui garnissait la totalité des baies y compris celle de l'oratoire. Un témoin de leur modèle subsiste dans la salle de l'étage.
La salle et la chambre seigneuriales, aujourd'hui plafonnées, étaient à l'origine sous charpente comme le prouve la structure à fermes et pannes, liens courbes et poinçon octogonal en grande partie en place dans le comble. Une pièce haute, sans doute à pans de bois à l'image de celle de la Roche-jagu surmontait la tour d'escalier. Une autre pièce haute pourvue d'une cheminée à linteau clavé en arc segmentaire surmonte la chapelle. Cette pièce pouvait avoir un usage défensif comme semble l'indiquer une ligne de blochets sciés situés juste en dessous de la corniche qui surmonte le portail d'entrée. Ces blochets devaient porter une grande lucarne-pignon en pan de bois dont l'encorbellement au-dessus de l'entrée était maintenu par des jambes de force reposant sur deux culots sculptés de têtes humaines, reprenant un principe constructif employé à la même époque pour la coursière de la Roche-Jagu.
Le style et la qualité de l'édifice ne sont pas moins remarquables. Toutes les baies à croisée ont leur partie supérieure découpée en arcs trilobés, forme particulièrement utilisée dans le Trégor. Le logis de Kerdéozer à Pleudaniel non loin de là, où se retrouve cette forme, daté par la cheminée de sa salle haute de 1418, permet de situer assez précisément la construction de Kerandraou. Les écoinçons refouillés aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur ainsi que la présence d'une feuillure laissent envisager la présence de vitraux pour les parties hautes. Tous les linteaux sont surmontés d'arcs de décharges. Les cheminées portent également la marque de la mode trégoroise. Selon une formule propre à cette contrée, leur hotte à pans coupés se prolonge sans rupture jusqu'à la souche octogonale. L'une d'elles conserve un décor évidé à deux bandeaux semblable à celui des cheminées du manoir du Carpont à Trédarzec.
Le haut niveau d'authenticité et de qualité de l'édifice, son ancienneté et son homogénéité, l'originalité et le raffinement de sa conception, signalés depuis longtemps par les spécialistes justifient pleinement son classement au titre des monuments historiques. il s'agit là d'un témoin majeur pour l'histoire de l'architecture seigneuriale en Bretagne.
Jean-Jacques Rioult
Service régional de l'Inventaire, 2003
Henri-Philippes de Coëtgoureden, ambassadeur de Bretagne auprès du roi de France.