Témoignage de Yves Allain :
Les marins de la baie de Lannion pratiquaient la pêche au filet droit. D'une longueur de 50 mètres environ, il était composé de deux parties, la partie flottante en liège et la partie immergée en mailles fines tenue à la verticale par des olives en plomb. Amarré au bateau, il fallait le tendre, en ramant face au vent, sinon le filet se mettait en accordéon et le résultat était désastreux. Pour savoir si le bateau était face au vent, le rameur devait sentir le vent souffler derrière les oreilles. Il ne devait ramer ni trop vite ni trop lentement, question d'habitude ! Ce travail était fatigant et comme de juste réservé aux matelots.
Arrivé sur le lieu de pêche, le patron lâchait progressivement le filet dans la mer. Quand il était bien tendu, la marée pouvait commencer. Il fallait d'abord attirer la sardine avec un appât préparé à l'avance que le patron lançait le plus loin possible le long du liège par petites poignées. Cet appât était un mélange d'oeufs de morue appelés « rogue » et de tourteau d'arachide. La rogue venait de Narvick en Norvège, livrée dans de grands tonneaux de bois. Ces oeufs de morue dont les sardines étaient friandes dégageaient souvent une odeur pestilentielle quand elles étaient trop vieilles. Cette odeur m'a toujours incommodé quand j'accompagnais mon père à la pêche et je connais beaucoup de mes amis qui ont rendu tripes et boyaux dans les mêmes circonstances. Les casse-croûte passaient mal et les verres de vin rouge encore moins ! Les marins se réjouissaient discrètement en voyant les "Parisiens" jeter par-dessus bord leur repas du matin ou de midi. Pour certains la promenade devenait dramatique. Le teint livide, n'ayant plus rien dans l'estomac, ils s'affalaient sur une voile et attendaient avec impatience le retour au port, jurant que jamais plus ils ne remettraient les pieds sur un bateau ! Dommage, les sardines seront ainsi privées d'un surplus de nourriture !
Quand la sardine arrivait, elle se jetait goulûment sur la rogue, essayait de traverser les mailles du filet pour avaler la nourriture qui se trouvait de l'autre côté. Victimes de leur gourmandise, elles se trouvaient vite prisonnières, retenues par les ouïes dans le piège qui leur était tendu. Quand la sardine « travaillait » selon l'expression consacrée, il se produisait un bouillonnement le long du liège et celui-ci s'enfonçait à mesure que les prisonnières devenaient plus nombreuses : il était temps alors de relever le filet. On le tirait péniblement dans le bateau. La pêche était terminée. Trois cents kilos de sardines frémissaient sur le pont. Cela valait bien un bon verre de Sénéclauze non ?
La pêche n'était pas toujours aussi bonne, non pas à cause du mauvais temps mais à cause de la présenceindésirable du bélouga ou du thon. Dès qu'ils arrivaient, toutes les sardines s'enfuyaient en débandade et il était inutile de prolonger la pêche. Il fallait donc rentrer bredouille au port ou changer de place après avoir relevé le filet. Les patrons avertissaient leurs voisins que ces gros animaux leur rendaient une visite dont ils se seraient bien dispensés en hissant un chiffon noir au haut du mât.
Le bélouga et le thon utilisaient deux tactiques bien différentes. Le bélouga, sorte de marsouin, fonçait dans le filet pour avaler les sardines et il lui arrivait de s'enrouler bêtement dans les mailles. C'était le désastre ! Il fallait remorquer l'animal jusqu'au port mais le filet était perdu ! Le thon qui pesait parfois jusqu'à 300 kilos et mesurait plus de deux mètres agissait avec beaucoup de finesse. Il décrochait les sardines en frappant le filet avec sa nageoire caudale et les avalait aussitôt par douzaines. Il ne détériorait jamais le matériel. C'était un gourmet qui trouvait ainsi ses repas sans trop se fatiguer ! Les aiguillettes donnaient aussi du fil à retordre aux marins au moment du démaillage. Elles aussi adoraient la rogue et se faisaient prendre mais leur grande longueur traversait plusieurs mailles à la fois et il était très difficile de les extraire !
Les sardines étaient ensuite acheminées vers les deux usines qui fonctionnaient jour et nuit. La main-d'oeuvre était strictement féminine. Les femmes des pêcheurs trouvaient facilement de l'embauche pendant une durée de 5 mois. Elles travaillaient par équipes, l'équipe de jour et l'équipe de nuit en alternance. Dès l'arrivée des sardines à l'usine, elles étaient vidées, puis disposées sur des clayettes et séchées au soleil. Elles étaient ensuite plongées dans de l'huile bouillante quelques minutes. C'était ensuite la mise en boîte, après avoir été raccourcies à la longueur de la boîte. On comprend alors pourquoi les directeurs des deux usines préféraient les sardines moyennes aux grosses, quand celles-ci étaient achetées au poids. Plus la sardine était grosse, plus il y avait de déchet. Les morceaux coupés n'étaient plus utilisables et les ouvrières étaient autorisées à les emporter à la maison.
Les sardines rangées dans leur boîte, venait ensuite le remplissage à l'huile d'arachide ou à l'huile d'olive, puis le sertissage par des machines automatiques. Le cycle était terminé ! Aux mois de juillet, août et septembre, les nuits étaient chaudes et le ciel constellé d'étoiles. Vers minuit tout le monde rentrait au bercail. En montant la route de la corniche (celle qui passe devant notre maison) nous ramassions des vers luisants. On entendait au mois d'août le crissement des sauterelles dans les herbes sèches et le chant pur et cristallin du crapaud accoucheur dans les vieux murs. Je n'ai jamais connu de moments plus agréables ! Les étoiles filantes, très nombreuses à cette époque de l'année nous invitaient à faire des vieux et ces joies simples et bucoliques suffisaient à notre bonheur ! Quand nous arrivions à la maison, maman était couchée depuis longtemps ce qui ne nous empêchait pas de griller quelques sardines à cette heure tardive de la nuit. Papa dînait rapidement. Il n'avait pas beaucoup d'appétit et se contentait très souvent d'une salade de tomates. Fatigué de sa journée, fatigué de tirer sur les avirons des heures entières, il plongeait rapidement dans un profond sommeil avant de se lever pour une nouvelle pêche vers trois ou quatre heures du matin.