Témoignages recueillis par Jean-Louis Duménil auprès des anciens marins de Pléboulle
Remarque : l'orthographe du texte original a été respecté.
Témoignage de Marie Fouyer, épouse de marin, Francis Fouyer et fille de marin, Joseph Le Goff
Publication "Pléboulle et la mer", avril 1999, p. 23-24.
"Francis n'avait pas de marins dans sa famille. Il a perdu sa mère de 36 ans quand il avait 14 ans. Il habitait à la Vallée. Ils étaient quatre. Il fallait qu'ils se débrouillent. Il y avait deux vaches, ils n'étaient pas riches. Il n'avait pas le choix. La seule issue pour gagner sa vie à cet âge-là, c'était alors de s'embarquer pour Terre-Neuve.
Pour commencer, son premier embarquement a été à la Rochelle, à 14 ans. Il ne savait même pas ce que c'était qu'un train. Il n'a jamais embarqué à Saint-Malo. Les capitaines passaient recruter leurs équipages.
Au mois de décembre, il n'y avait pas trois ou quatre jours qu'il était arrivé, voilà les capitaines qui arrivent pour les embarquements. Il y en a qu'il ne voulait pas voir. Il y avait des bateaux et des capitaines qui n'étaient pas intéressants. Avant que d'être débarqués, ils étaient souvent déjà embauchés pour l'année suivante.
Il a embarqué ensuite à Fécamp. Il a fait 12 ans avec le même capitaine, le capitaine Récher. Pour aller à Fécamp, ils allaient à plusieurs marins de par ici en taxi.
Sur le livre "Le Grand Métier" de Jean Récher, c'est exactement ça, les noms qui sont cités, c'était ses copains. Après Fécamp, il a embarqué à Bordeaux, sur plusieurs bateaux . Et pour finir, c'était Fécamp. C'était des bateaux à vapeur. Il n'a jamais été sur un voilier. Ils pêchaient au chalut.
Quand je me suis marié avec Francis, il avait 28 ans et il était donc déjà terre-neuvas. Il naviguait. Un terrible métier ! C'était une vie de misère.
L'année où l'on s'est marié, en 1950, il était à bord du "Jacques-Coeur" Avec la "Ginette-Leborgne", un autre bateau, ils se sont abordés en pleine mer, dans le brouillard. Sur la "Ginette", il y a eu 12 morts. Eux ont été saufs, mais la "Ginette" a coulé. Ils ont sauvé le reste de l'équipage. Il y en a beaucoup qui se sont jetés à la mer. Ils travaillaient des langues et des joues de morues qu'ils mettaient pour eux dans des barriques pour les vendre en arrivant. Il y a eu beaucoup de ces barriques qui leur sont tombés sur la tête et qui les ont tués le long du bord. La "Ginette" a été reconnue coupable à 100%, étant donné qu'il y avait des appels dans la brume, et que la "Ginette" n'avait pas répondu. Ils devaient être sur un banc de poisson, et ne voulaient sans doute pas se faire repérer. Le "Jacques-Cœur" les a pris en plein travers, et ça a été le malheur.
La deuxième année qu'on était marié, je reçois une lettre de l'armateur, disant qu'on avait hospitalisé mon mari à Saint-Pierre et Miquelon pour y recevoir les soins appropriés à son état. Voilà une jolie lettre ! Qu'est-ce que ça veut dire ? Je prends ma bicyclette, et je vais à la poste à Fréhel. La dame qui était à Fréhel savait très bien ce que c'était que le métier. Son mari avait été marin. Elle a téléphoné à Fécamp, à l'armateur. L'armateur lui a répondu qu'il avait les doigts complètement gelés. Il avait été "déphalangé" à plusieurs doigts. On lui voyait les os quand il avait arrêté.
Pour moi ce n' était pas toujours rose. Parfois, j'étais 5 mois sans avoir une lettre. Ils ne touchaient jamais terre. Quand j'ai eu mes enfants, j'étais toute seule. J'ai des fois eu peur. La lettre pour ses doigts, ce n'était pas drôle.
Pour les décisions à prendre, j'attendais qu'il vienne en permission. Je lui écrivais pour lui dire qu'il y avait telle et telle chose. Sur la radio maritime d'après, il me mettait qu'il était d'avis favorable.
Quand il était en mer, il m'envoyait une radio une fois par mois. Ca coûtait cher, parce qu'il fallait qu'il paye pour me l'envoyer. C'était par radio maritime. On avait fait un code : vous embrasse bien fort. Bien fort, ça voulait dire 100 tonnes, bons baisers, ça voulait dire 200 tonnes, doux baisers, etc. Le message venait sous forme de lettre de Saint-Lys.
Pour répondre, je devais aller à la poste, soit à Matignon, soit chez Mme Verdes au bourg de Pléboulle. On n'avait droit qu'à vingt mots, adresse comprise. Ce message était coûteux, mais parvenait deux ou trois jours après.
Si l'on voulait écrire, on remettait les lettres à ceux d'un bateau qui venaient en permission. Au bons soins de Mr le Capitaine de tel bateau. Quand ils arrivaient sur place, ils signalaient par radio qu'ils avaient du courrier. Cela avait déjà demandé du temps, mais comme le bateau devait se dérouter pour venir prendre le courrier, et que la pêche passait avant tout, cela demandait un délai supplémentaire. De sorte que la formule était beaucoup plus longue.
On adressait aussi des lettres par la Poste et par avion à Saint-Jean de Terre-Neuve. Ils n'avaient le courrier que lorsqu'ils allaient à terre pour faire le ravitaillement, comme le sel. Il arrivait parfois qu'il ait 7 ou 8 lettres, et lui m'en renvoyait une. Il y avait aussi le navire-hôpital, l'"Aventure", qui pouvait porter le courrier.
Il fallait qu'ils débanquent, qu'ils quittent les bancs de Terre-Neuve, pour le 10 décembre. On entendait à la radio que tel bateau était débanqué et faisait route vers... Lui, il m'envoyait un radio maritime. Ils faisaient route vers La Rochelle, Fécamp ou Bordeaux, ça dépendait.
Il fallait compter 12 jours de traversée, selon le temps. Je savais donc à peu près le moment de son arrivée. Comme il était trancheur-ramendeur. Il débarquait.
Mais en contrepartie, comme il était ramendeur, dès le 30 janvier, il fallait qu'il soit à l'armement pour monter les chaluts. Car tous les bateaux devaient partir le 15 février .Il était donc là environ du 20 décembre au 25 janvier. J'ai été une fois à l'armement, à Bordeaux. Je m'embêtais plutôt.
Il rentrait en juin. Il était là deux fois un mois dans l'année, mais je l'ai vu dans l'été n'avoir que trois jours. C'était deux campagnes par ans, et quelques fois trois, mais il fallait pour cela une bonne année de poisson.
Quand il était de retour, j'avais tout juste le temps de laver son sac, son linge. Tout juste le temps de le laver, de le raccommoder pour lui redonner à remporter. Je me disais tout le temps, si j'ai un garçon, je préfère le voir faire n'importe quoi, mais jamais terre-neuvas.
Une fois, il a raté une campagne quand il a voulu être là pour la communion de la petite.
Comme il était daltonien, il n'a jamais eu le grade qu'il aurait dû avoir. Il a été en 5ème catégorie, alors qu'il aurait pu avoir la 7ème.
Il était payé à la part, ça dépendait de la pêche. Il ramenait aussi son baril avec la godaille.
Jamais il ne se plaignait, ni d'être enrhumé, ni d'avoir eu des problèmes. Jamais il ne me disais rien qui aurait pu me donner des soucis.
Trois semaines après qu'on a été marié, il a fallu aller passer la visite à St-Brieuc, à la marine pour repartir. Le docteur lui dit : "Vous avez une hernie. Vous devez être opéré avant de partir." C'était pas des opérations rapides comme maintenant. Il fut 17 jours à la clinique à St-Brieuc. Il sortait un jour pour reprendre le lendemain le chemin de Terre-Neuve. Le docteur Ménard ne voulait pas lui signer sa feuille de départ : "Vous faites une folie en faisant ça. Une fois en mer, vous allez attraper une éventration." - "Oh, mais non, pendant la traversée, je ne vais pas travailler." Il me dit après qu'il avait travaillé comme les autres.
Quand ils étaient en mer, s'il y en avait un à mourir, c'était toujours lui qui les mettait dans le sac, pour les mettre à la mer. La nuit qu'ils étaient décédés, on faisait une nuit de veille. Au moment de les jeter à la mer, il fallait les mettre dans un sac. Le capitaine faisait faire une minute de silence, disait un petit mot ; et puis, hop, à la flotte.
J'ai eu souvent peur que ça lui arrive. Vous pouvez être sûrs que les départs n'étaient pas joyeux. Ni pour lui, ni pour nous. Aussi pour les enfants, quand ils ont grandi, le départ de papa. C'est pas une vie. C'est pas une vie convenable.
Quand il a eu fait ses 25 ans de Terre-Neuve, il en avait marre, il a donc fait la petite pêche à Saint-Cast. Le bateau était à Pierre Dutertre, un copain à lui. Ils avaient fait 12 ans de navigation ensemble. Il rentrait alors tous les soirs de St-Cast.
Au début, il y allait en mobylette, et après il allait en 2 CV. Il n'y a jamais eu de pépins. Il a laissé des bons collègues au port de St-Cast. C'est la marée qui commandait le départ. Selon la marée, il devait partir des fois vers 2 ou 3 heures du matin. En plus des praires, il avait un filet, et ils faisaient des crabes.
Pour la paye, c'était aussi le système de la part. Tout dépendait donc de ce qu'ils prenaient. C'était au cinquième.
Il a fait 37 ans, 6 mois et 11 jours de navigation".