Texte écrit le 1er juin 2005 par les membres de l'association "Il faut sauver Victor", qui présente, sur un panneau, l'histoire du chaland et de son sauvetage.
"Cher visiteur qui m'examinez avec étonnement, vous vous demandez sûrement comment un vieux rafiot comme moi a bien pu atterrir ici.
Voici mon histoire, un peu mouvementée et peu banale, qui explique que je ne ressemble plus à un fringant jeune homme, les années et les épreuves ont eu raison de la belle allure que j'avais en sortant des chantiers Fouchard à Nantes il y a 112 ans en 1893.
Jugez un peu : longueur 26 m 80, largeur 4 m 60, coque en fer ponté, nom de baptême "Victor".
Mon propriétaire, Nicolas Le Page de Port-Launay attendait avec impatience mon arrivée pour livrer aux paysans de la vallée de l'Aulne, le merl* et les scories* destinées à fertiliser les terres de la vallée de l'Aulne et redescendre vers Port-Launay les ardoises produites dans les carrières de Carhaix, St Goazec, Châteauneuf-du-Faou, Pont-Coblant.
Après 40 années de bons et loyaux services et après avoir épuisé quelques uns de mes valeureux compagnons de halage, ces courageux chevaux de labour mis à contribution pour me mener à bon port, il m'est arrivé un fâcheux incident qui allait mettre fin à ma carrière au grand désespoir de mon propriétaire de l'époque M. Kerboetho.
En cette journée d'hiver du 2 décembre 1932, je m'acheminais vers le pont de Ti Men à la limite des communes de Pleyben, Gouézec et Lennon avec à mon bord un chargement de 100 tonnes d'ardoises provenant du moulin de la Pie en Mael-Carhaix me dirigeant vers Pont-Coblant.
A 300 mètres en aval de l'écluse de Rosvéguen en raison du fort courant existant à cet endroit et malgré les efforts conjugués du batelier et du cheval qui me halait, je fus dans l'impossibilité de répondre aux commandes de direction et mon étrave vint heurter la pile du pont limitant le chenal de Ti Men. Le choc fut tel que dans la nuit du 3 au 4 décembre je coulais. L'affaire fit grand bruit dans le pays, les jours suivants les ouvriers des carrières durent se relayer pour me vider de mon chargement puis les chevaux du voisinage furent réquisitionnés pour me sortir de ce mauvais pas et me remorquer à environ 600 m en aval du pont, en contre-halage.
J'étais dans un triste état et mon propriétaire dû renoncer à me remettre en service.
Me voilà donc à poste pour 70 années, soumis aux aléas du canal, au rythme des saisons tantôt recouvert lors des crues plutôt au sec en été, servant de refuge aux gardons, perches et brochets et au fil des années suscitant les interrogations des passants qui avaient bien de la peine à distinguer mes formes sous la vase et la végétation qui m'avait envahi, mon histoire s'effaçant des mémoires au fur et à mesure que les couches de sédiment me recouvraient.
Ceci jusqu'à ce merveilleux jour d'octobre 2003 où une équipe de passionnés, décidée à ne pas me laisser sombrer dans l'oubli, réunis au sein de l'association "Il faut sauver Victor" relève le pari fou de me sortir de ma fâcheuse situation avant que je ne sois complètement désagrégé.
Le plan de sauvetage mis sur pied, le canal est débarré, les travaux peuvent commencer.
Après trois semaines d'intense labeur, 300 tonnes de vase dégagées avec l'aide de la pelleteuse du SMATAH*, on me colmate, on me rafistole et ... miracle, le 23 octobre , je flotte à nouveau puis remorqué par la yole Sérénité de Pleyben, je rejoins le pont de Ti Men qui me rappelle d'ailleurs de biens mauvais souvenirs.
Que d'émotions ce jour-là et le suivant, la grue du Gai Matelot est au rendez-vous, comme un grand malade on me sangle, on me fait tournoyer dans les airs, la foule est là, retient son souffle, est-ce que ma carcasse affaiblie va résister ? Après quelques manoeuvres délicates je rejoins la terre ferme, quel moment inoubliable pour mes audacieux sauveteurs !!
La folle épopée est couronnée de succès et désormais je repose tranquillement sur ce petit bout de berge de Gouézec, je reçois la visite des promeneurs, mes amis viennent me bichonner et on m'a même fêté en septembre dernier, j'avais fière allure, admiré et décoré !!!
Est-ce que mon voyage s'arrêtera ici ? Il paraît qu'on a encore d'autres projets pour moi...
Je vous raconterai
Association "Il faut sauver Victor"
Mairie, rue Karreg an Tan, Gouézec
Soutenue par la Fondation du Patrimoine.
* Maërl ou merl : sable calcaire
*Scorie : résidu de minerai de fer
SMATAH : Syndicat Mixte d'aménagement touristique de l'Aulne et de l'Hyères