La Garenne d'Erquy : histoire, usages et représentations (Guy Prigent)
La garenne du Moyen-Age à la Révolution
Lors de l'établissement de la féodalité en Penthièvre (11ème au 12ème siècle), la garenne commença d'être occupée et défrichée de façon continue, sur ces franges sud et est. Au sud-ouest, sous l'action et l'autorité des comtes de Penthièvre, qui avaient étendu leur suzeraineté sur l'ensemble de la garenne et de la paroisse d'Erquy. Ils concédèrent en féage, en contrebas du village de Tu Es Roc (graphie : Treurroc en 1477, Tieurot en 1630), qui se constitua à cette époque, d'importantes étendues de terre jusqu'au ruisseau et au marais. Les habitants de ce hameau qui comptait une vingtaine de maisons au 14ème siècle, payaient un "fumage quand i l y avait feu dans la cheminée", soit presque autant que le bourg d'Erquy, mais avaient un droit de pâture sur les communs de la garenne. Au sud est, l'afféagement fut concédé aux moines hospitaliers, autour de leur village des Hôpitaux. Au nord-est il fut sous l'autorité des moines cisterciens de l'abbaye de Saint-Aubin des Bois (Plédéliac), dès le 12ème siècle, autour des terrains sans doute habités antérieurement (8ème au 9ème siècle) de la Moinnerie et de Lanruen. En dépendaient des salines, situées au fond de la Bouche d'Erquy (sous la vallée Denis), des pêcheries (à Follet et aux Roches Pêcheresses), ainsi qu'un lieu temporaire de culte l'îlot Saint-Michel, dit la "chapelle de la Roche au Nay"..
Les comtes de Penthièvre, peut-être conscients de l'intérêt stratégique de la garenne, semblaient davantage intéressés par son intérêt économique : revenus et chasse. Ils se réservèrent donc, selon l'usage féodal, comme domaine proche ou privé, la majeure partie non cultivée, qu'on appelait sa "garenne ou faux à connils" (lapins). Afin de protéger leur gibier, ils obligeaient leurs vassaux des villages de Tu Es Roc, qui était devenu le village le plus important d'Erquy (24 feux en 1404), plus peuplé que le bourg lui même, à couper une patte à chacun de leur chien, et à essoriller leurs chats, pour les empêcher de chasser dans la garenne toute proche. Le territoire de la garenne était gardé alternativement par les vassaux roturiers de Lanruen, les petits nobles des paroisses voisines, qui devaient accomplir "le devoir de garde de la garenne".
D'après les Archives historiques et curieuses des Côtes-du-Nord, on cite "la confirmation par Arthur III, au profit de Jehan Le Felle, de la jouissance donnée par le duc François 1er de l'usage de la Garenne d'Erquy (1452)". En outre, ce qui n'était, ni du domaine privé du comte, ni terres concédées aux vassaux, formaient les "communs de la seigneurie de Lamballe en Erquy". Il n'existait pas, du moins au Haut Moyen-Age, de limites précises entre le domaine privé et les communs, et cette imprécision fut la cause de nombreuses difficultés pour les "usagers de la Garenne d'Erquy".
A la suite du déclin des moines hospitaliers et du regroupement en commanderies de leurs biens épars, le village des Hôpitaux, dont une partie, le Prémauguet, fut accaparée par le seigneur de Bien Assis, retourna sous l'autorité directe du comte de Penthièvre. Les moines de Saint Aubin, bien qu'ayant cédé à une famille laïque, leur établissement de la Moinerie, dés le 15ème siècle, n'en gardèrent pas moins jusqu'à la Révolution, un fief autour de la Moinerie et de Lanruen, ainsi que la propriété du rocher Saint-Michel, où ils continuèrent à célébrer chaque an, le 27 septembre, une messe dans l'anfractuosité d'un rocher, malgré l'opposition du recteur d'Erquy et la défense de l'évêque de Saint-Brieuc.
A la fin du Moyen-Age, la garenne d'Erquy jouait un rôle économique certain.
Les seigneurs de Lamballe percevaient les rentes féodales ordinaires du "fye de la Garenne", levées sur leurs vassaux de Tu Es Roc, la Moinnerie et les deux Hôpitaux, auxquelles s'ajoutaient une redevance particulière : "la rente par poisson sec pour toute vache pâturant les communs de la Garenne". Cette rente est significative du double caractère de ces hameaux frontaliers de la mer : d'une part des villages ruraux où chaque famille possédait quelques lopins de terre (environ 4 à 5 ha) dans les "champagnes" avoisinantes et un petit troupeau de vaches à lait pâturant la garenne. D'autre-part, village de pêcheurs, dont les habitants payaient la nourriture de leurs vaches à lait par une redevance de "poisson sec", sorti des pêcheries côtières et séché sur des "chafauds" au devant ensoleillé de leur habitation : Payera chaque vache par an, au mois de septembre une raye de poisson sec, appelée raye d'Erquy.
Les registres de compte de la seigneurie de Lamballe nous apprennent qu'en 1412, il fut payé 216 rayes. Ce qui signifie que 216 vaches au moins pâturaient dans la garenne à cette date.
A plusieurs reprises, le comte de Penthièvre (qui était depuis 1420 le duc de Bretagne lui-même), donna le revenu de la garenne "tant en accens qu'en blé", à des serviteurs qu'il voulait récompenser : en 1421, à son héraut d'armes Malo. En 1430, à son capitaine du château Jugon. En 1487, à son contrôleur général des finances, Jean Le Felle, qu'il établit à la Ville Gour, dont le moulin à vent, s'élevait à l'emplacement de l'actuel moulin de la garenne.
Cependant, ces droits n'étaient que viagers et amenèrent par la suite de nombreux conflits juridiques entre les héritiers et le pouvoir.
Le rôle économique de la garenne diminua avec le temps et l'évolution de l'agriculture. Cependant, en 1538, le comte de Penthièvre, Jean d'Etampes donna ordre à son receveur de permettre à ses vassaux d'Erquy, de faire paître leurs bestiaux sur sa garenne. Moyennant finances, il est vrai : 4 sous par an par tête de bétail, boeuf ou vache, en remplacement de la rente halieutique. De plus, il consentait à ce que certains riverains puissent, moyennant une légère rente féodale, en défricher une partie pour leur compte (afféagement). L'afféagement le plus important fut emporté par le propriétaire de la Moinerie, Julien Bouttier, bourgeois de Saint-Malo, qui en 1650, se vit accorder 4 hectares près de sa maison. En 1714, 22 seulement paroissiens d'Erquy, habitant à Tu Es Roc, aux Hôpitaux, et même au bourg, obtinrent un afféagement (ou concession de terrain) collectif de la garenne. Le duc de Penthièvre (le comte de Toulouse, fils naturel de Louis XIV), leur concédait "en féage" un demi hectare de garenne, par tête de gros bétail, et 1/2 ha pour 5 moutons, selon l'importance de leurs troupeaux. Cette concession porta environ, théoriquement sur 90 ha, mais aucune attribution de terrain ne fut effectuée, de sorte que les troupeaux de ces 22 vassaux, vaquaient, comme ils voulaient, sur les réserves de chasse des anciens comtes de Penthièvre.
Le braconnage sur le domaine privé et les communs profita certainement aux habitants d'Erquy : on y coupait l'ajonc, ramassait des pierres et chassait...
Cet état de choses dura jusqu'à la Révolution et au-delà, et ne manqua pas, au 19ème siècle de susciter des difficultés juridiques.
De la Révolution à l'Empire
A la veille de la Révolution, la garenne d'Erquy, dans sa partie ouest, appartenait au duc de Penthièvre, comme son domaine privé. Alors que la partie est (les Côtières de Lanruen, la lande d'en bas des Hôpitaux, les Côtières de la Bouche) étaient des "communs de la seigneurie de Lamballe", en majeur partie, et des "communs de l'abbaye de Saint Aubin des Bois pour une petite part. C'est-à-dire que tous les riverains avaient droit d'y faire paître, sans rien à payer. Le vallon du Liorbé et le Tertre Molive séparaient, approximativement, le domaine privé des communs seigneuriaux.
Après la nuit du 4 août 1789 qui abolit la féodalité, les communs seigneuriaux, devinrent communs communaux, tandis que la partie ouest restait la propriété du duc de Penthièvre qui n'émigra pas, soit après sa mort en 1793, à sa fille la duchesse d'Orléans. Ces terrains furent confisqués sur elle, par l'Etat lorsqu'elle quitta le territoire français le 12 septembre 1797, avec son amant, le conventionnel Crouzet. Cette partie de la garenne resta à l'Etat français jusqu'en 1830, où le fils de la duchesse d'Orléans devenu le roi des Français, Louis Philippe 1er, reconstitua son domaine privé. Par un décret du 7 août 1830, il se fit restituer la propriété de la garenne d'Erquy, telle qu'elle avait appartenue à son grand-père, le duc de Penthièvre, au moment de sa mort (moins l'enceinte du sémaphore qui avait été établi en 1810, propriété de l'Etat). Elle reviendra de nouveau bien public, propriété de la commune d'Erquy en 1848, avec la délimitation de la parcelle "Les Joncs de la Garenne" (matrice cadastrale). Cette parcelle correspond aux marais alcalins que l'on retrouve aujourd'hui morcelés et colonisés par les pins. Déjà en 1847, la commune d'Erquy avait procéder à l'inventaire de tous ses communaux en vue de leur vente, dont les pâtures de Lanruen, les landes des Hôpitaux (dites la Ville Enoc) et la grande lande d'en bas de l'Hôpital allant du fort de la Bouche à la Vallée Denis (50 ha).
1848 fut une date importante pour la garenne d'Erquy. Louis-Philippe ayant quitté la France après son abdication, son domaine privé fut confisqué sur sa succession, par décret du 22 janvier 1852 et restitué au domaine de l'Etat. Celui-ci le rétrocéda à la commune d'Erquy, qui le remit en vente.
Cependant, lorsqu'elle commença l'adjudication, les héritiers des 25 familles qui avaient en 1714 afféagé la garenne, s'y opposèrent et à la suite d'une longue procédure, qui dura jusqu'en 1856, obtinrent, malgré l'opposition de la commune le partage, à leur profit d'une portion des landes de la garenne.
Par jugement du 19 mai 1856, le tribunal de Saint-Brieuc accorda à chaque héritier 1/2 ha de terre par tête de bétail que leurs ancêtres étaient censés posséder à la date du 20 août 1792.
Une trentaine d'hectares en bordure de la garenne, derrière TU Es Roc et pour les habitants des Hôpitaux, entre Lanruen et le vallon du Liorbé. La rue de Tu Es Roc fut ouverte à cette occasion.
Le 6 avril 1857, le préfet autorisa la commune à mettre en vente les 240 ha comprenant l'ensemble de la garenne à l'exception des terrains des batteries appartenant à l'Etat, de la côte rocheuse située entre le Petit Port et la pointe de Crève Coeur, et du vallon du ruisseau du Portuais, où les habitants avaient aménagé une vingtaine de lavoirs pour le rouissage du lin en aval et en amont de la fontaine aux ânes. La majeure partie fut acquise par M. Rouget, notaire d'Erquy. La garenne fut à cette occasion divisée en lots : des chemins délimitèrent les sections : chemin de Pleine Garenne d'ouest en est, jusqu'à la route des Hôpitaux à Lanruen. Des chemins perpendiculaires : de l'Hermitage et des Cannibaux et du Sémaphore, à l'ouest de L'Ourtouais, du Portouais, et du Guen, au nord du chemin de Pleine Garenne, des Petites Côtières et du Tertre Molive au sud. La section du Guen (45 ha) fut acquise par un prête nom de Bouttier. Le châtelain du nouveau château de Noirmont, Mordan de Langourian réussit à soumissionner la section des Carrières du Sémaphore, contre la proposition des carriers et 23 ha des lots de l'Hermitage, de la Tannière à la Louve et des Cannibaux. Seul le Tertre Molive fut adjugé à une dizaine de particuliers, la section du Portuais (33 ha) revint à un cultivateur de Pléboulle et la section des Petites Côtières fut acquise par divers habitants de Tu Es Roc, dont des carriers.
A partir de cette date, la physionomie de la garenne allait se modifier : les deux grands propriétaires fonciers, le notaire Rouget et le châtelain de Noirmont vont couvrir leurs parcelles de pins maritimes. Rouget créa même au-dessus du vallon du Liorbé une nouvelle exploitation agricole, la "ferme du Guen", dont les champs bordaient il y a encore peu de temps, les rivages de la plage du Guen. Quelques villas furent construites avant la guerre 1939-1945. Une partie des résineux prit feu le 1er septembre 1964. Le châtelain de Noirmont ensemença une pépinière à l'est du corps de garde, aujourd'hui en friches. Quelques habitations permanentes furent construites à côté de quelques terres mis en culture ou en pacage. Et au début des années 1980, le département et la commune d'Erquy entreprirent le classement en espaces naturels remarquables et le rachat de ses terres de garenne pour le bien public.